Ateliers d'écriture

La Citadelle des fragments – La Valse à trois têtes [Les Z’envolés : deuxième session]

J’avais une très mauvaise connexion, donc je n’ai pas pu poster les textes d’atelier tout à fait dans les temps. Pour le rappel, il fallait lire un poème de Supervielle, en tirer quelques mots de mémoire, et écrire un texte à partir de ces mots-là.

Pour cette session, trois propositions sont à découvrir :

  • La Valse à trois têtes de Snurbie (voir ci-dessous)
  • Plus jamais ça ? de Frédéric Leblog.
  • La Citadelle des fragments d’Alphonsine (voir ci-dessous).

Trois textes très différents au premier abord. Pourtant, il me semble que quelque chose peut les relier ensemble : la notion de hasard, d’arbitraire ou encore d’absence de contrôle, sans doute induite par l’image du jeu de carte. Ce qui est drôle, c’est aussi que nous sommes deux (Frédéric et moi-même) à avoir songé à la Grande Guerre – peut-être à cause du mot mutilation… ? Ce sont en tout cas des univers riches qui sont ressortis de ce poème. Je vous invite à les découvrir et à les commenter.

A très bientôt (ce soir ou demain) pour le prochain sujet ! 🙂


La Valse à trois têtes

de Snurbie

Je n’avais jamais vu pareilles mains. Il battait les cartes avec une dextérité impressionnante. D’une caresse, il bouleversait les voisines, arrachant les cœurs de ces dames et retirant les piques des moustachus. Toutes ces têtes envolées, trimballées d’une place à une autre, fin ou début de paquet. Ce tourbillon allait si vite que moi-même je m’y perdais, je vacillais.

Mais il n’y avait pas que les mains et leur danse subtile qui me fascinait chez cet homme. Ce qui m’intriguait le plus était simplement la raison. La raison derrière cette danse douce mais brutale.

Je l’observais depuis déjà de longues minutes, assise sur le banc face au sien, cachée derrière mon roman d’amour.

 Les mots avaient commencé à se mélanger puis je relisais la même phrase sans cesse. Mon esprit ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose que ses mains. L’abandon de la fiction pour la réalité me paraissait bien plus excitant. Vivre un amour furtif mais réel, touchable mais seulement du regard.

 Pourquoi ? Pourquoi, bel homme, attaches-tu une si grande importance à tes cartes ? Que recherches-tu dans ces mouvements rapides, ces pirouettes, ces bruissements, ces déchirantes séparations et joyeuses retrouvailles ?

 Ma douce rêverie s’interrompit lorsqu’une femme – une belle femme – s’assit à tes côtés. Elle te lança un regard, releva ses pommettes en un léger sourire et te tendit la main en te prononçant quelque chose. Sûrement son prénom. Des présentations communes, banales. Ne saisissait-elle pas ta différence. Tu ne méritais pas que l’on t’interrompe pour si peu. Qu’importe, je savais que tu resterais seul avec ton paquet, tes visages, ta famille et que ce n’était pas du maquillage et un doux parfum qui te distrairait de ton attraction préférée.

 Pourtant… Tu t’arrêtas pour saisir sa main et la baiser. Tu lui adressas la parole, lui susurras des mots d’une voix que je devinais grave, mais qu’il m’était impossible d’entendre. Tu lui tendis le paquet, tes précieux enfants, en éventail sous ses grands yeux. Elle approcha sa main de l’une d’elle.

Non, elle ne pouvait pas toucher une carte. Pas ta carte. Elles avaient pris une telle beauté dans tes mains, dans les siennes elles risquaient de redevenir aussi banales que toutes les autres cartes.

Elle en choisit une qu’elle regarda sans te montrer puis la remit dans le paquet. Ainsi, tu lui offrais un spectacle en plus de ton attention ? Tu retrouvas sans peine sa carte et lui offris avant de partir avec elle, main dans la main. Laissant sur ton banc, les 51 autres, seules, dépourvues de vie et d’âme.

Dans mes mains, tes cartes n’avaient plus aucune raison d’être. La curiosité pris le dessus sur la tristesse afin de retrouver la carte manquante. Celle qui faisait que tout jeu serait désormais impossible.

Dame de cœur…

…A toi l’honneur.


La Citadelle des fragments

d’Alphonsine

Les cris de la chambre se sont tus pour un moment. Marthe est descendue dans la salle à manger, devant la grande table de chêne, et elle a commencé une patience. À quoi pourrait-elle jouer aujourd’hui, sinon à ce jeu solitaire ? Au début, les voisines passaient. Leurs murmures désolés recouvraient le bruit des cartes lorsqu’elles finissaient, terrassées par l’ennui, par jouer à la belote : Marthe en effet ne répondait aux questions que d’un haussement d’épaules. Pour qu’on la plaigne en cœur, pour qu’on déplore avec elle les ravages de la Grande guerre, il aurait fallu qu’elle y mette un peu plus du sien. Peut-être les voisines lui en voulurent-elles un peu de ne pas prêter à leurs fantasmes et de rester si volontairement silencieuse, mais Marthe n’en avait cure. Elle ne voulait pas qu’on la plaigne. Qu’elles réservent leur pitié à l’inquiet de la chambre qui erre sans gueule de la commode à la fenêtre, puis de la fenêtre à la commode. Il dodeline de la tête comme un cheval fou tandis que son épouse retourne lentement les cartes, chaque après-midi, dans l’espoir de reconstituer un jeu cohérent un jour. Elle finit rarement ses patiences. Les cris à l’étage résonnent toujours avant, et il faut bien y répondre. C’est ainsi. Ce n’est pas plus triste qu’autre chose – c’est la vie.

Les visites se font de plus en plus rares. Lorsqu’on lui parle du drame qui a bouleversé sa vie, elle a un drôle de sourire, et dit : « Demandez plutôt à Madame Landerneau, qui a perdu ses deux fils, et à Julie Martin qui épousera un homme qui est l’ombre de celui qu’elle aimait ». On lui parle aussi d’ombre en retour, et elle vous rend votre regard d’un air étonné, l’air de penser « Non, moi, ça n’est pas pareil ».

Elle se souvient alors – et l’image s’estompe de plus en plus avec les années – de son visage long et froid, éclairé par ses grands airs de certitude ; du regard vif et noir, comme avide du détail à retenir ; de la brutalité des mots qu’il lui destinait. Ils sortaient de ses lèvres fines, ciselés, savamment choisis et elle, avec son cœur un peu simple, elle comprenait seulement qu’ils étaient destinés à lui faire mal. Elle se souvient des nuits qu’elle a passées à pleurer en silence, réfugiée dans un fauteuil où elle s’acharnait à terminer un tricot, tout simplement parce qu’elle sentait combien il était méchant, sans parvenir à comprendre bien ce qu’il lui reprochait. Elle s’était attelée à changer pour lui : elle était destinée à vivre jusqu’à la fin avec un tel mari, alors autant se réserver un quotidien plus agréable. Mais elle finit par sentir qu’elle avait beau faire, les reproches fuseraient toujours : était-ce sa présence même qui le gênait, ou quelque chose de si profondément ancré en elle qu’elle ne pourrait l’ôter sans cesser de vivre ? Elle ne savait. Peut-être même était-ce sa simplicité naïve ou ses élans religieux qui l’agaçaient. Toujours est-il qu’elle ne pouvait y renoncer, autant qu’il ne pouvait cesser de lui reprocher. Il avait fallu prendre son parti. La guerre était venue secouer ce statu quo qui les épuisait visiblement tous les deux. Il était parti combattre, et elle s’était inquiétée pour lui. C’est ce que les bonnes épouses devaient faire.

Lorsqu’il était revenu avec la gueule en moins, Marthe avait été bouleversée. Suivant les conseils du médecin, elle l’avait installé dans la chambre conjugale, après avoir fait ôter le miroir qui surplombait la commode. Elle avait tenté de dormir à côté de lui, tremblante, mais le sifflement continu que faisait l’air en passant dans les interstices de la plaie, autour du nez, la rendaient à peu près folle. Le lendemain, qu’il ait senti le dégoût de sa femme ou qu’il ait voulu se retrouver seul, il lui avait indiqué d’un signe qu’il souhaitait dormir seul. Marthe s’est longuement reproché le soulagement qu’elle avait ressenti alors.

            Il avait fallu organiser une vie toute autre que celle qu’ils avaient toujours connue. Les premiers jours, il avait essayé de sortir, mais ingurgiter à la paille les bouillies et les soupes qu’elle lui préparait en la regardant manger à la cuillère, avec ses belles mains pâles, lui était insupportable. Il se terra dans la chambre comme un prisonnier malade. Elle lui apportait son repas, lui prodiguait les soins qu’il fallait. Elle détenait la clé de l’armoire où l’on rangeait la morphine, et suivait scrupuleusement les doses prescrites par le Docteur. Les cris qu’il poussait ne parvenaient pas à l’attendrit – ils lui arrachaient juste, de temps en temps, quelques larmes de nervosité. Lorsqu’il passait voir son patient, le Docteur s’estimait tout à fait satisfait : la plaie béante du visage prenait son temps, mais elle cicatrisait. « Surtout pas trop de morphine », recommandait-il en partant, et Marthe hochait la tête, en ouvrant grand les yeux.

            C’était difficile, mais il fallait faire avec. Avec son malade enfermé, Marthe avait plus de temps pour elle que lorsqu’elle avait un mari pour qui il fallait cuisiner et repriser. Aujourd’hui, il n’use plus ses costumes, et ne lui dit plus rien sur sa cuisine. Il pourrait, par gestes ou gémissements, lui demander de mieux faire, mais il semble s’être accommodé de tout. Au plus profond de ses yeux noirs, dont la lueur dangereuse s’est éteinte, brille une sorte de douceur triste. Il lui a demandé de ramener sa bibliothèque dans la chambre et, assis à son fauteuil, il lit des ouvrages qu’il aurait rejetés autrefois. Marthe se surprend à regretter, parfois, qu’il ne puisse plus lui en parler.

            Il ne cherche pas à communiquer. Il y a sur la table de nuit un petit carnet intact et une ardoise qu’il n’a jamais touchée. En journée, il fait les cent pas entre la commode et la fenêtre, et le soir il lit un peu avant de se coucher. Parfois, un cri résonne, inarticulé. Marthe ne sait pas si c’est parce qu’il a mal ou si c’est parce qu’il n’en peut plus de sa situation. Elle monte alors, sans finir sa patience. Elle ne le console pas – que pourrait-elle lui dire ? – elle le regarde juste, avec ses yeux grands ouverts, indéchiffrables. Elle ne sait pas  si elle a bien envie de braver l’interdit de cette forteresse muette qu’il est devenu. Il lui semble qu’entre ses murs dorment les fragments épars de ce qu’il était autrefois et de ce qu’il est devenu, assemblé sans suite.

Une fois qu’il est calmé, elle redescend et range ses cartes. Si elle venait à finir sa patience un jour, peut-être remarquera-t-elle enfin qu’une carte est manquante – envolée sous un courant d’air, elle se cache sous le vaisselier au fond de la pièce. En attendant, elle recommence, avec le secret espoir qu’un jour, il ne crie pas.

Elle se déteste de le penser, mais au fond, elle se sait plus heureuse comme ça.

7 réflexions au sujet de “La Citadelle des fragments – La Valse à trois têtes [Les Z’envolés : deuxième session]”

  1. Il ressort de ce challenge trois ambiances particulières, pourtant unies par un même constat de douleurs et de conséquences irréversibles… Peut-être faudrait-il plutôt chercher un lien dans la notion de chaos. Après tout, mélanger des cartes, en perdre ou en supprimer, revient peut-être à bouleverser un jardin paisible au point d’en faire un labyrinthe dont personne ne sort indemne, faisant ainsi de tout le monde la victime d’un ou d’une autre.
    Faudrait-il voir dans ces jeux la preuve qu’on ne peut, finalement, qu’y perdre ?
    Bref, j’ai adoré vos textes… ils laissent, une fois encore, la porte ouverte à plein de perspectives.
    Merci.

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  2. Belle analyse croisée, Frédéric. Et bien que tu aies exprimé quelques difficultés au début du texte, je trouve justement que tu as très bien su te jouer de la consigne car on sent les connexions avec certains termes (la mutilation, le jeu de cartes qu’on abat, etc.), et en même temps le texte a son existence propre, et a été tiré vers autre chose qui t’est propre. C’était le but, en fait : nous amener tous à tirer à nous un élément commun, et nous amuser des contrastes et des correspondances.
    Merci pour cette très intéressante participation, vraiment 🙂

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    1. A moi de te remercier pour toute cette énergie et pour cette passion des mots, mêmes venus des plus improbables écrivaillons (dont je suis !) Ces ateliers sont des merveilles de découvertes.
      Et je te remercie d’autant plus que, pour ce qui est de ce thème par exemple, je me retrouve tout surpris de constater que j’arrive à faire quelques pas en avant alors que je ne pensais pas la chose possible.
      Pour ce qui est de cette introduction, je m’étais effectivement posé la question de la faire figurer ou non jusqu’au moment où je me suis dit qu’elle ouvrait la voie au fantôme qui voulait encore glisser quelques mots.
      Voici pour ma prose…
      Pour ton texte, à présent : comment parviens-tu à planter de tels décors ? Ils sont comme dessinés avant d’être écrits. J’aime beaucoup, aussi, ce point de vue féminin du monde : il est un peu acerbe, un peu désenchanté aussi, mais bougrement lucide.
      L’aveu final de ton récit est plein de cynisme. C’est d’un réalisme cruel.
      Formulé autrement (à ma façon, quoi) : ça parle et, en plus, ça semble universel.
      Alors…des combines ?

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      1. Je ne sais pas s’il y a de vraies combines. Je suis très touchée de voir que c’est réussi à tes yeux. En fait j’essaie avant tout de ne pas me laisser influencer par ce qu’on a envie de mettre dans les personnages dès lors qu’ils sont de tel ou tel genre/type. J’essaie de gratter, et de trouver l’humain, d’écrire le gris. Pour ce qui est des décors, je triche un peu : tu as sans doute remarqué que je me cantonne plus ou moins à une période donnée (fin XIXe, début XXe à la limite) parce que c’est une période que je connais bien et sur laquelle j’ai fait des recherches. Pour un autre décor, il me faudrait tout recommencer, et je suis bieeeen moins à l’aise. En espérant que ça répond un peu à la question ! 😉
        Encore merci, en tout cas.

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      2. Oups…je n’avais pas vu ta réponse.
        Merci pour la réponse, même si elle suscite d’autres questions.
        Si je comprends bien l’idée de décoller un personnage de son archétype, j’avoue que je saisi mal l’idée « d’écrire le gris ».

        En effet, j’avais remarqué (je m’en étonnais, même) que tes personnages errent souvent dans des périodes ciblées (j’étais scotché par l’histoire de cet acharné décidé à révolutionner son art et qui devient clown et j’avais admiré le détail de la prononciation – désolé, je suis trop tête en l’air pour me rappeler le titre de cette magnifique histoire…hihihi )
        N’empêche, reste le constat de ces éclairages, de cette lumière dans tes écrits. J’ai souvent en tête des clichés de détails, dans des contrastes bien étudiés, avec juste la quantité de lumière requise pour animer les scènes, pour mettre sous cet éclairage, justement, le petit détail qui fait la différence.
        J’ai souvent tenté de mettre des couleurs, de la lumière dans mes âneries, mais je constate à chaque fois que je me plante et je trouve que ça ne marche pas. Ce qui est plaisant dans ce que tu décris, c’est qu’à te lire, on ressent les fibres du bois, la lumière qui éclate au sommet de celles-ci, laissant les creux dans l’ombre. C’est fou ce que tu arrives à faire passer dans ces détails et c’est bien là, je trouve, que toutes tes ambiances prennent vie.
        Ça se travaille ? Comment ?

        D’ailleurs, en parlant de travail ; quand tu dis « faire des recherches »… comment faut-il s’y prendre ? Quand je me risque à creuser une idée et qu’il me faut collecter des infos pour plus de crédibilité, je me retrouve noyé sous des montagnes d’informations, de témoignages et autres références. Tout ça pour ne plus savoir comment les rendre cohérentes !
        Et puis, je m’aperçois souvent que j’en collecte trop, et j’en oublie la majeure partie dans ce que j’écris, de peur de me retrouver avec un article trop orienté, trop précis, trop spécialisé et qui, c’est ma hantise bien sûr, ne pourrait que dissuader un Lecteur.
        Est-ce que, là aussi, il convient d’adopter des techniques particulières ? Quand on fait un plan, faut-il aussi inclure la dissémination des détails, des décors dans l’intrigue ?

        Bon, je m’arrête là… hihihi
        J’espère que tu auras quelques minutes pour répondre à tout ça, parce que tu me sembles toujours très occupée. Sinon, pas grave…
        Merci à toi.

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    1. Je ne peux que te le souhaiter 🙂
      Hésite pas à me dire tout de même si certains sujets t’inspirent plus que d’autres, si certains te semblent difficiles (c’est valable pour tout le monde, d’ailleurs), afin que je puisse choisir au mieux ce que je propose. 🙂

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