Lectures

Millenium Blues de Faïza Guène

Il y a peut-être un avantage à vieillir : on commence à entendre nos premiers chants générationnels. Les rares fois où j’ai pu lire quelque chose sur les gens de mon âge, c’était des articles alarmistes sur le fait que ma génération ne respectait rien ou des généralités de bouquins de management sur la difficulté d’encadrer ces jeunes qui ont besoin de sens dans leur travail — comme si les précédentes avaient toujours marché au pas sans rien questionner. Comment gérer les générations Y ? Ces livres-là, souvent, oubliaient d’y adjoindre un chapitre miroir qui m’aurait été utile : comment manager, prendre des décisions, se faire prendre au sérieux quand on est de la génération Y ? J’imagine qu’à quarante ans, nous écrirons des livres pour dire qu’on ne comprend pas les Z, et on se donnera des conseils pour arriver à les encadrer sans qu’ils ruent trop dans les brancards…

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Je ne connaissais pas Faïza Guène mais les journaux et Internet m’apprennent que c’est un phénomène. Son parcours a de quoi faire rêver les écrivains en herbe. Allez, ni une ni deux, je note Kiffe kiffe demain dans mon carnet d’idées. Mais au fond, mon ignorance est pratique. Elle m’a permis de lire ce livre sans a priori. Moi qui ne savait rien de la Sagan des banlieues, j’allais porter sur le roman un regard naïf et neuf — ce qui est très drôle à prononcer tout haut.

Millenium Blues, c’est une énième histoire de transition adolescence-âge adulte. Je me permets de dire énième, parce que c’est ce que je ne cesse de lire et d’écrire en ce moment. On suit la narratrice, Zouzou, à travers ses galères amoureuses. En parallèle se devine le destin de la meilleure amie, Carmen, bouleversée depuis qu’elle a renversé par accident une cycliste et mère de famille. Les deux jeunes filles vivent en banlieue parisienne — la provinciale de cœur que je suis ne saurait plus dire laquelle, et c’est tout aussi bien. A travers leur histoire se dessine la formation d’une féminité complexe, prise entre un désir de liberté et des injonctions sociales toujours présentes. Zouzou, fille d’un couple mixte franco-kabyle, interroge également le rapport à l’identité et aux origines par sa trajectoire familiale.

Bon. Cela posé, j’ai tout dit et rien dit à la fois. Parlons contexte de lecture : j’ai dévoré Millenium Blues un dimanche après-midi. Le livre terminé, j’avais envie de dire qu’il n’y a rien de spécial. Que ce sont que des vies humaines exposées par tranches, comme quelqu’un nous les raconterait au café ou dans la rue. Ça n’a l’air de rien comme ça.

Quand on y pense, écrire la spontanéité, c’est quand même une sacrée gageüre. Ça fait longtemps que ce sujet me fascine. Jean de Tinan, l’auteur sur lequel je prépare une thèse, s’est déjà posé la question à de multiples reprises : comment tout agence pour que cela fasse vrai dans un roman ? Nathalie Sarraute et Annie Ernaux, deux écrivaines que j’admire par-dessus tout, se sont attardés aux détails infimes, aux petits riens qui se cachent derrière les mots, et qui recèlent bien plus de sens qu’on ne croirait. Stendhal a ses petits faits vrais pour créer l’illusion  — toujours ce vocabulaire de la petitesse, comme si on lisait l’équivalent des scènes de genre des peintres hollandais plutôt que la grande peinture épique et religieuse. Chez Faïza Guène, je perçois quelque chose d’à la fois proche et différent de cette logique : Millenium Blues fait presque trop vrai et cela me place, lectrice, dans une position difficile. J’en viens à me demander si ce qui a manqué, pour élever cette lecture au rang de ces illustres prédécesseurs, c’est trop de fiction ou pas assez de fiction.

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Chardin, La Buandière

La réponse est peut-être à chercher dans les intentions de l’auteur. Durant mes recherches, je suis tombée sur un article de Vice consacré à Faïza Guène. Il en ressort deux idées principales. La première est sa volonté de sortir de l’étiquette qu’on lui a collée à ses débuts, lot de beaucoup d’auteurs publiés jeunes et/ou issus d’une classe sociale qui ne semblait pas directement destinée à une carrière littéraire. Dès lors qu’on développe une voix divergente, on prend le risque de se retrouver défini par elle, et c’est dommage : je n’ai lu que Millenium Blues, et je suis de fait convaincue que Faïza Guène incarne moins la voix des banlieues françaises que celle d’une certaine jeunesse  — celle, du moins, qui n’a pas passé toute sa vie dans le cocon protecteur des grands lycées et des trajectoires sans accrocs. Le second point qui a retenu mon attention est son rapport décomplexé à la chose littéraire, son choix d’écrire avant tout par plaisir et de faire du livre un objet de divertissement. Avouons-le : j’ai peut-être passé trop d’années penchée sur des microfilms et des originaux pour être totalement d’accord avec cette vision, mais pour essayer de retrouver amusement et légèreté dans mes lectures de loisirs, je la comprends. Peut-être ne devrais-je donc pas trop sur-analyser. Il me suffit de vous dire que j’ai partagé un bon moment avec ce livre, qu’il a mis des mots sur une certaine désillusion qui m’habite depuis quelques années. J’aurais aimé que l’auteur aille plus loin dans le décorticage de ce millenium blues parce qu’il y a, à mon sens, énormément à creuser de ce point de vue-là. Le livre vaut le détour, ne serait-ce que pour les portes qu’il ouvre dans nos greniers à souvenirs.

Merci à NetGalley et aux éditions Fayard pour cette découverte.

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