Ray's Day

[Ray’s Day] De l’incitation à la lecture

banniere-book

Loin de moi l’idée de vouloir dire aux professionnels et aux autres passionnés dans mon genre ce qu’il convient de dire et de faire pour vanter la lecture – la promouvoir, si j’ose dire. Mais à l’occasion du Ray’s Day, je me suis dit qu’il n’y avait pas de plus bel hommage aux livres que de s’interroger un peu sur… eh bien, la célébration de la lecture.

C’est quelque chose que je vois partout, en vérité. C’est peut-être lié à mon milieu professionnel : la promotion de la lecture est au centre des préoccupations des bibliothécaires, et c’est bien logique : c’est en partie grâce à ça que nous travaillons et recevons salaire. Ajoutons à cela les blogs littéraires que je suis par loisir, les groupes de lecture ou d’écriture sur forums et réseaux sociaux… Et c’est sans compter les livres eux-mêmes. Combien d’entre eux vont porter sur la lecture et la valoriser ? Et sans nier la bonne volonté de toutes ces approches, je me suis rapidement rendue compte que certaines d’entre elles me semblaient véhiculer autre chose en sous-main, ou que l’approche choisie me mettait mal à l’aise. Alors quand je fais le tri, je vois que ce n’est pas sans contradiction, d’autant plus que je suis moi-même une passionnée de lecture, que j’ai envie de partager là-dessus, et que j’ai mes propres petites hiérarchies… Mais je vous propose de vous attarder avec moi sur le problème. Parce que je me dis qu’en faisant un peu le tri dans tout ça, on incitera à lire pour de meilleures raisons ou d’une meilleure façon.

La_Lecture_(Fantin-Latour)
Henri Fantin-Latour, La Lecture
  • Ne pas lire, est-ce si grave ?

Lire des livres délivre. L’image représente des piles de livres érigées contre un mur. Ainsi le lecteur curieux pourra-t-il s’élever grâce à ses lectures et jeter un œil par dessus le mur qui lui cachait l’horizon. La métaphore est tout de même bien trouvée, et je comprends qu’on ait envie de la partager. Mais je crois qu’elle nous ment un petit peu. Parce que le livre n’est pas un sésame magique qui nous ouvre toutes les portes pour peu qu’on le prenne en main et qu’on en tourne méthodiquement les pages. Parce que cela passe sous silence nombre de pratiques pourtant fréquentes, où l’on va lire pour raffermir des certitudes branlantes, confirmer nos impressions ou nos valeurs ou encore conformer nos goûts. On a tous fait ça, à un moment ou à un autre. Plus souvent qu’on ne pense ou qu’on ne voudrait.

Mais, surtout, dire que lire permet d’accéder à des sphères différentes, voire plus élevées, c’est sous-entendre surtout que celui qui ne lit pas ne peut y accéder. Pour ceux qui me suivent depuis longtemps, j’avais parlé de ce problème dans deux chroniques de lectures : celle du Liseur du 6h27 de Didierlaurent et de Longtemps, je me suis couché de bonne heure de Gattégno. Rendre hommage à la lecture est difficile parce que cela revient souvent à condamner implicitement ceux qui ne lisent pas. C’est un phénomène bien connu et analysé par Bernard Lahire dans L’Invention de l’illettrisme, où il consacre même une partie à la représentation de l’illettré en littérature. Il analyse dans cet essai le discours plein de bonne volonté des auteurs, associations contre l’illettrisme et autres tenants de la culture, qui vont présenter la lecture comme le signe d’un raffinement et d’une richesse de la pensée dont sont dépourvus ceux qui n’y ont pas accès. Comme exemple romanesque, Lahire cite Anna dans Le Liseur de Bernard Schlink. Je me rappelle avoir protesté au début, car je trouve que Schlink évite justement le discours moralisateur qui est parfois associé à l’analphabétisme, mais, bien que cela ne soit pas explicitement lié, le fait d’associer les crimes du personnage à sa honte de ne pas savoir lire tandis que [attention, énorme spoiler] son accès à la lecture, et les possibles prises de conscience associées semblent la mener au suicide, n’en reste pas moins troublant.

Seulement, voilà : le livre n’empêche ni la cruauté ni la bêtise ni la fermeture d’esprit, et l’absence de livre ne cause pas spécialement violence ou aveuglement sur le monde. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, le livre n’est pas bon par essence. Il est bon par ce qu’on en tire (j’y reviendrai). Ensuite, même un « bon livre » ne déballe pas son contenu comme ça, et on peut lire la plus grande et la plus belle littérature qui soit sans en tirer le moindre enseignement – parce qu’on passe à côté, qu’on n’est pas prêt pour une telle lecture, ou qu’on le lit avec des biais de pensée plein les yeux. Par exemple, si je me mets à lire Céline ou Barrès dans le but de trouver les ferments qui allaient expliquer leur glissement vers la pensée d’extrême droite, pas sûr que j’apprécierais leurs premiers romans…

Bibliothèque_humaniste_de_Sélestat_21_janvier_2014-99

  • Le risque de la légitimité culturelle

On a beau craindre la crise, la disparition du livre papier ou la menace qui pèse sur la littérature, lire demeure une pratique qui passe pour légitime, parfois au-delà du raisonnable. Je repars sur mes dessins humoristiques du Net, et je me souviens d’une autre image. On y représentait un transport en commun — bus ou métro, qu’importe — où tout le monde avait l’œil rivé sur ses écrans… parmi la foule, une personne qui lit, et est regardée par les autres avec étonnement. Est-ce là l’esprit ? Devrait-on vraiment lire pour sortir du lot ? Et ceux qui ont l’œil tourné vers un écran, qui nous dit qu’ils ne lisent pas ? Ou à défaut, qui nous dit qu’ils ne font pas quelque chose d’enrichissant ? Je me souviens qu’on m’a regardée dans le métro comme on regardait tous les « jeunes » et leurs appareils : je suis pourtant une grande lectrice, mais ce jour-là, j’étais simplement fatiguée. Aurais-je dû sortir un livre pour faire bien ? Je me souviens aussi m’être fait tancer par mes chefs qui me voyaient sur des sites en apparence peu sérieux, mais c’était parfois là que je parlais littérature, que j’apprenais des choses, voire que je travaillais ma thèse. Les supports de la culture sont aujourd’hui complètement décloisonnés : dans ce contexte, pourquoi l’objet livre représenterait davantage que d’autres supports ?

Mais au fond, ce qui me dérange avec ce dessin, c’est qu’il hiérarchise, lui aussi, et qu’à mon sens, on n’incitera pas à la lecture avec ce genre d’arguments. Poser, même implicitement, une supériorité du lecteur sur autrui, c’est un argument d’orgueil, et ça peut devenir contre-productif : l’image alors renvoyée à celui qui n’est pas à l’aise avec la lecture est violente et risque de créer un rejet. Et je ne suis pas certaine que la lecture ait forcément un côté transgressif. Elle peut l’avoir, bien entendu, mais ce n’est pas le fait de lire qui l’apporte : c’est la démarche du lecteur, la référence choisie et sa légitimité dans un contexte précis qui vont lui donner cette valeur ou non.

Enfin, la légitimité de la pratique en tant que telle me semble un terrain glissant. Je prends ce terme à Pierre Bourdieu qui, dans Les Héritiers et La Distinction, parle des enfants issus des classes dominantes comme étant en pleine possession d’un capital culturel : ils sont pétris de culture légitime (littérature classique, cours de musique, etc. pour aller dans le cliché), tandis que les enfants issus des classes moyennes ne maîtrisent qu’une part de ce capital culturel et ceux issus des classes ouvrières en maîtrisent moins encore. Notons qu’aujourd’hui, la situation a évolué et le constat a été nuancé par Bernard Lahire (encore lui) dans La Culture des individus. Lahire souligne qu’il y a eu un éclatement des repères de légitimité et notamment une dissolution de la légitimité des cultures classiques.

On n’est pas dans UNE distinction de classe mais dans de nombreux processus de différenciation entre les individus où, si la classe sociale ou le niveau de diplôme conserve bien une importance, de nombreux autres facteurs rentrent en ligne de compte afin de définir une multitude de distinctions « en petit ». (source)

Pourquoi je parle de légitimité culturelle ? Parce que son pendant négatif est qu’on peut instaurer un rapport de force, une pression, sans même s’en rendre compte ou en avoir conscience, auprès de celui qui ne maîtrise pas autant les codes que nous. (Pierre Bayard parle de ce phénomène, très présent dans le milieu universitaire, et qui peut justement pousser un honnête lecteur à parler d’un livre qu’il n’a pas réellement lu…) Toujours est-il que celui qui sera conscient de ce rapport de force instauré, parce qu’il l’aura subi, risque de rejeter l’outil — lecture ou culture — pour rejeter la violence qu’il a ressentie.

« Comment, vous n’avez pas lu le Voyage au bout de la nuit ? On tue pour moins que ça »

Daniel Pennac, Comme un roman

  • Des bons et des mauvais livres

La dernière question que je déroule dans ma guirlande de papier, c’est celle-là. C’est peut-être celle qu’il m’est le plus difficile à traiter, parce que j’ai longtemps été persuadée qu’il y avait des bons et des mauvais livres. Vous voyez, moi non plus, je ne suis pas à l’abri des absolus et des hiérarchisations… Et pourtant… Lors d’un débat sur la qualité de la lecture, j’en ai discuté avec mon amoureux qui m’a dit qu’un « mauvais » livre pouvait être important pour nous, parce qu’il contribuait, à sa façon, à la formation et l’apprentissage notre goût, parce que par comparaison on allait mieux apprécier un livre meilleur, etc. Et je me suis rendue compte qu’il avait raison. Quand j’étais adolescente, j’avais un rituel de lecture assez particulier : quand un auteur me plaisait, je lisais tout ce qu’il pouvait écrire, suivais toutes ses sorties. Au départ, parce que je cherchais la même chose, le même genre de ton… je voulais absolument retrouver ce qui m’avait plu dans la précédent ouvrage. Mais au bout d’un moment, je finissais toujours par me lasser, parce que, justement, c’était toujours la même chose. Je sortais de ces sessions découragée, jusqu’à ce que je trouve un nouvel auteur, et on recommençait ! J’ai fait ça avec Bernard Werber, Amélie Nothomb ou Stephen King… et je me suis trouvée imprégnée de leurs qualités mais aussi de leurs défauts qui me sautent désormais aux yeux lorsque j’ouvre un de leurs livres. J’aurais pu faire ça sans me dégoûter des écrivains que je lisais à l’époque, mais je crois qu’ainsi, j’ai aussi évité quelques écueils lorsque j’ai commencé à écrire. Un livre complètement dans l’air du temps peut nous permettre de mieux comprendre notre époque et son esprit — ou deviendra peut-être un trésor pour un historien des mœurs dans quelques décennies, qui sait ? Et, plus simplement, un livre avec de réels défauts de conception aura pu apporter quelque chose à celui qui l’a lu, ne serait-ce qu’un peu de bonheur ou le ferment d’une réflexion, la réponse à une question quelconque… Qui sait ?

En ce sens, et pour éviter toute hiérarchisation par genre (j’ai trop de proches adeptes de science-fiction, de littérature jeunesse et autres pour ça), un livre est bon par ce que le lecteur en tirera. S’il en a pris quelque chose de positif, alors le pari est gagné. C’est Nietzsche, je crois, qui disait qu’une œuvre d’art est bonne lorsqu’elle renferme quelque chose de fécond pour celui qui la regarde.

J’ajouterai qu’à mon sens, qu’importe au fond qu’on trouve cela dans un livre de développement personnel, une BD ou un livre édité en collection blanche chez Gallimard. Tant que cela nous émeut ou nous rend meilleur, j’aimerais qu’on suspende notre jugement sur la couverture, le support. J’ai lu, adolescente, des fan-fictions sur Internet. On en trouvait de très mauvaises, beaucoup de médiocres et quelques très bonnes. C’était comme tout, il fallait faire le tri. Je me suis amusée, j’ai rêvé, j’ai essayé d’en écrire… C’était maladroit, souvent, et il y avait parfois des fautes. Par chance, c’était encore assez obscur pour qu’un journaliste ne vienne pas mettre le nez dedans et expliquer dans un article combien les jeunes maltraitaient la littérature, comme ça a été fait pour Wattpad. Peut-être alors aurais-je tout arrêté, ou aurais-je eu mauvaise conscience alors que je profitais d’une lecture récréative qui, comme d’autres choses, a façonné aujourd’hui mon goût littéraire et ma façon d’écrire…

Je crois en tout cas qu’il nous faut attendre, cesser de regarder de haut toute personne ne maîtrisant pas la langue comme nous la maîtrisons parfois (quand on dit ça, une faute fait rapidement son apparition… ouvrez l’œil !). Ces jeunes ont aussi quelque chose à nous apprendre, ne serait-ce que dans leur rapport récréatif et décomplexé au texte. Et s’ils ont quelque chose à apprendre de nous, ce n’est pas en les regardant avec mépris que l’on risque d’être écouté.

mal87783

Inciter à la lecture, pourtant.

Ce n’est pas pour rien que je publie cet article en ce 22 août. Malgré mes protestations, je suis plus que favorable aux opérations favorisant la lecture, dès lors qu’elles sont plus incitatives que prescriptrices. Surtout, je ne peux qu’encourager tous les efforts entrepris pour rendre la lecture accessible au plus grand nombre, que cela passe par les livres voyageurs, la mise à disposition de contenu libre, le travail de médiation culturelle autour du livre et de la littérature, le Ray’s Day et j’en passe.

Ce que j’aimerais, dans un monde parfait, c’est qu’on s’assure juste que chacun trouve, quelque part, réponse à ses questions et à ses angoisses profondes ; de quoi l’inspirer, pour produire lui-même mais aussi pour juste nourrir ses pensées, de quoi s’amuser, se détendre et se distraire ; de quoi apprendre, même quand il n’est plus temps, et ce quel que soit le média choisi. Le livre m’a aidée à fuir la réalité, pendant longtemps ; aujourd’hui, je cherche avant tout des ouvrages qui peignent l’humain et le monde comme il va. J’ai évolué, mes lectures avec moi. Je ne renierai pas ce que j’ai pu lire autrefois, quand bien même ce ne serait pas forcément ce qu’il faudrait avoir lu selon je ne sais quel critère : c’est aussi ce qui m’a nourrie et m’a faite telle que je suis.

Et je terminerai, simplement, par rappeler les dix droits du lecteur de Pennac, qui ont été et seront encore abondamment cités, visant à une dédramatisation de la lecture.

Dédramatisons, donc. Si les lecteurs du dimanche ou les jeunes ont besoin de quelqu’un, c’est d’un conseiller, non d’un censeur.

Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. Aversion qu’il partage avec quelques autres : le verbe « aimer »… le verbe « rêver »…
On peut toujours essayer, bien sûr. Allez-y : « Aime-moi ! » « Rêve ! » « Lis ! » « Lis ! Mais lis donc, bon sang, je t’ordonne de lire ! » -Monte dans ta chambre et lis ! Résultat?
Néant.
Il s’est endormi sur son livre. La fenêtre, tout à coup, lui a paru immensément ouverte sur quelque chose d’enviable. C’est par là qu’il s’est envolé.
Daniel Pennac, Comme un roman

hashtagVoir d’autres participations au Ray’s Day.

Petite bibliographie.

Essais

Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Éditions de Minuit, 2007. (Ma chronique)

Pierre Bourdieu, La Distinction, Éditions de Minuit, 1979.

Pierre Bourdieu, Les Héritiers, Éditions de Minuit, 1964.

Bernard Lahire, L’Invention de l’illettrisme, La Découverte, 2005.

Bernard Lahire, La Culture des individus : Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2006.

Daniel Pennac, Comme un roman, Gallimard, 1995.

Livres de fiction

Jean-Paul Didierlaurent, Le Liseur du 6h27, Au Diable Vauvert, 2014. (Ma chronique)

Jean-Pierre Gattégno, Longtemps je me suis couché de bonne heure, Actes sud, 2004. (Ma chronique)

Bernard Schlink, Le Liseur, Folio, 1999.

Laisser un commentaire ?

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.